17 mars 2022 | Procédure prud'homale | Prudhommes

Inapplicabilité de la règle « Nul ne peut se constituer de preuve à soi-même » à la preuve du harcèlement moral et de la discrimination.

  1. Les règles de preuve du harcèlement moral et de la discrimination

Le régime de la preuve du harcèlement moral est régi par l’article L.1154-1 du code du travail : dans la version du texte en vigueur depuis le 10 août 2016, il incombe au salarié, qui estime en être victime, de présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement. Au vu de ces éléments, il incombe à l’employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Enfin, le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles.

Avant la modification législative opérée par la loi du 8 août 2016, qui a légèrement assoupli les règles de preuve, il incombait au salarié d’établir des faits qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral.

Selon une jurisprudence constante (notamment Cass. Soc. 9 décembre 2020 n°19-13470), les juges du fond (à savoir les conseils de prud’hommes et les cours d’appel), saisis d’une demande de dommages-intérêts pour harcèlement moral doivent ainsi d’abord examiner l’ensemble des éléments invoqués par le salarié et apprécier si,  pris dans leur ensemble, les faits matériellement établis laissent présumer l’existence d’un tel harcèlement. En aucune manière, les juges ne peuvent faire reposer la charge de la preuve de l’existence du harcèlement moral exclusivement sur le salarié.

 

Pour ce qui est de la discrimination, les règles de preuve sont posées par l’article L.1134-1 du code du travail, dans des termes similaires à celles du harcèlement moral. Ainsi, selon ce texte « (…) le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte, telle que définie à l’article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations. Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles ».

  1. Le harcèlement moral est un fait juridique dont la preuve s’établit par tous moyens de sorte que les emails dont le salarié, qui se dit victime de harcèlement moral, est l’auteur doivent être examinés par les juges du fond

Par une décision du 2 mars 2022 (n°20-16.440), la Chambre sociale de la Cour de cassation a eu à se prononcer sur la question de l’examen par les juges du fond de pièces produites par un salarié à l’appui de sa demande de dommages intérêts pour harcèlement moral lorsqu’elles consistent dans des mails dont il est l’auteur. L’arrêt de la Cour d’appel d’Orléans, objet du pourvoi en cassation, avait considéré ne pas devoir examiner le contenu des pièces produites par le salarié en vertu du principe selon lequel « Nul ne peut se constituer de preuve à soi-même ».

a. Les demandes du salarié devant les juges du fond

Dans cette affaire, un responsable maintenance et sécurité, engagé par la société Korian en janvier 2011, a quitté, le 4 juin 2015, la Société dans le cadre d’une rupture conventionnelle homologuée. Le 14 janvier 2016, il a saisi le conseil de prud’hommes de Tours de diverses demandes relatives à l’exécution et à la rupture du contrat de travail. Il sollicitait notamment l’inopposabilité de la clause de forfait jours figurant à son contrat de travail ; le paiement d’heures supplémentaires et le versement d’une indemnité pour travail dissimulé ; des dommages et intérêts pour violation par l’employeur de son obligation de sécurité (faute d’organisation de visites médicales périodiques et d’une visite médicale de reprise) ; le paiement de dommages et intérêts au titre du harcèlement moral qui selon lui, résultait d’agissements de son employeur survenus à partir de 2014, à la suite de la fusion de la société Korian avec la société Medica, tels qu’une surcharge de travail, la modification unilatérale de son contrat de travail résultant d’un élargissant de son périmètre d’intervention l’éloignant de son domicile ; des ordres aussitôt contrariés par des contre-ordres ; une baisse injustifiée de sa prime annuelle. Il soutenait que ces agissements avaient entraîné une dégradation de son état de santé et compromis son avenir professionnel

Le salarié produisait aux débats, pour établir les faits allégués de nature à faire présumer le harcèlement moral, de très nombreux mails qu’il avait lui-même rédigés ainsi qu’un mail émanant de la responsable de ressources humaines par lequel elle lui indiquait seulement être désolée qu’il ait dû être placé en arrêt de travail et qu’elle savait qu’il redoutait la prise du « nouveau périmètre ».

D’abord le Conseil de Prud’hommes de Tours (jugement du 7 décembre 2016) puis la Cour d’appel d’Orléans (arrêt du 23 janvier 2020 chambre sociale n°17/00089) l’ont débouté de sa demande de dommages et intérêts au titre du harcèlement moral.

b. La motivation de l’arrêt de la Cour d’appel

La Cour d’appel a motivé sa décision en retenant notamment que « les très nombreux emails qu’il produit à l’appui de ses allégations et qu’il a rédigés lui-même ne peuvent avoir force probante dès lors que « nul ne peut se constituer de preuve à soi-même » (…). ».

On rappellera que cette règle interdit en principe au juge de reconnaître une valeur probante aux déclarations et documents émanant des plaideurs.

Ainsi, la Cour d’appel n’a pas pris la peine d’étudier le contenu des « très nombreux emails » produits par le salarié, qui ont d’office été considérés comme autant d’éléments non-probants parce qu’ils étaient rédigés par le salarié lui-même ! En conclusion, ces emails n’étant pas pour elle des éléments de preuve, elle a conclu, au visa de l’article L.1154-1 du code du travail dans sa version applicable aux faits de l’espèce (antérieurs au 10 août 2016), que « le salarié n’établit pas la matérialité de faits précis et concordants qui, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral. C’est donc avec pertinence que le Conseil de prud’hommes l’a débouté de sa demande ».

c. Analyse de l’arrêt de la Cour de cassation et de sa portée

Le salarié a cependant persévéré et a donc formé un pourvoi en cassation, faisant valoir à l’appui de celui-ci que le principe selon lequel « nul ne peut se constituer de preuve à soi-même » n’est pas applicable à la preuve d’un fait juridique et que le fait allégué par le salarié de harcèlement moral est un fait juridique, et non un acte juridique auquel le principe précité est inapplicable. Il en a conclu que la cour d’appel a violé l’article 1315 du code civil, devenu l’article 1353 du code civil qui dispose que « Celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver, et réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui produit l’extinction de son obligation » ; le principe susvisé ainsi que le principe suivant lequel en matière prud’homale la preuve est libre et se rapporte par tous moyens.

Il a été fort heureusement entendu par la Cour de Cassation.

En effet, au visa de l’article 1353 du code civil, la Cour de Cassation a jugé que « en statuant ainsi, sans examiner le contenu des pièces produites, alors que le principe selon lequel « nul ne peut se constituer de preuve à soi-même » n’est pas applicable à la preuve d’un fait juridique, la Cour d’appel a violé le texte susvisé ». Elle a donc remis l’affaire et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les a renvoyées devant la Cour d’appel de Poitiers. La société Korian a été condamnée à une somme de 3.000 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile.

Cette cassation lapidaire doit être pleinement approuvée.

Tout d’abord, en droit, le principe selon lequel « nul ne peut se constituer de preuve à soi-même », construit à partir de l’article 1315 du code civil, a, selon la jurisprudence et la doctrine, valeur de principe général du droit des obligations.

Ensuite, par un arrêt du 6 mars 2014 n°13-14295 publié au bulletin, la 2ème chambre civile de la Cour de cassation avait, de manière particulièrement limpide, rappelé que « le principe selon lequel nul ne peut se constituer de preuve à soi-même n’est pas applicable à la preuve d’un fait juridique ». Elle avait donc censuré, dans cette affaire, l’arrêt de la Cour d’appel de Metz qui avait rejeté, dans le cadre d’une conflit de voisinage (un couple se prétendant victime d’insultes, de provocations et de dégradations avait assigné les prétendus auteurs de celles-ci en réparation de leur préjudice), les prétentions des demandeurs sans examiner les pièces produites (qui consistaient dans des courriers adressés à des tiers, des attestations établies par le demandeur et ses proches ainsi que des dépôts de plainte).

Ainsi, le principe selon lequel « nul ne peut se constituer de preuve à soi-même » n’impose donc pas au juge de rejeter, sans les examiner, les éléments de preuve d’un fait juridique lorsqu’ils sont établis unilatéralement par le demandeur.

La Cour d’appel d’Orléans l’avait manifestement oublié alors que i) le harcèlement moral est un fait juridique puisqu’il se caractérise par « des agissements répétés » pouvant entraîner la dégradation des conditions de travail du salarié et que ce faisant ii) la preuve des faits juridiques est libre et peut être rapportée par tous moyens. On rappellera que lorsque la preuve est libre, le juge reste libre d’apprécier, après les avoir examinés, la valeur probante des éléments de preuve qui lui sont soumis.

Il ressort donc du principe rappelé par l’arrêt du 2 mars 2022 que les emails rédigés par le salarié lui-même, qu’il produits dans le cadre du procès qu’il a initié pour voir reconnaître ses droits et ses préjudices résultant du harcèlement subi (mais aussi par exemple de la discrimination dont il estime être victime), sont des éléments qu’il incombe aux juges du fond d’examiner dans tous les cas, quand bien-même seraient-ils les seuls éléments communiqués par le salarié à l’appui de sa demande, afin de se forger leur conviction sur l’existence du harcèlement moral ou/et d’une discrimination.

Il appartiendra donc à la Cour d’appel de Poitiers, juridiction de renvoi, d’examiner les pièces du salarié et d’apprécier la valeur probante à leur accorder.

La solution de l’arrêt du 2 mars 2022 est d’autant plus justifiée que des harceleurs parfaitement conscients de leurs actes, évitent soigneusement de laisser des « traces » de leurs agissements envers leurs victimes. Il en est par exemple ainsi lorsqu’ils tiennent des propos humiliants, vexatoires, dévalorisants voire injurieux, hors de la présence de tiers (qui seraient de potentiels témoins). Le salarié victime ne pourra se préconstituer la preuve de tels agissements qu’en, notamment, les actant par écrit dans des mails et des courriers ou encore en les dénonçant dans une main courante ou un dépôt de plainte auprès des services de police.

Il est donc fréquent que le salarié produise en justice des emails qu’il a rédigés pendant l’exécution de son contrat de travail lorsqu’il a dû acter des évènements et/ou a été contraint de réagir à des agissements de harcèlement dégradant ses conditions de travail ; lorsqu’il a dénoncé les agissements dont il a été victime auprès de sa hiérarchie (en cas de harcèlement par un collègue de travail par exemple) voire de la Direction des Ressources Humaines, en demandant son intervention, lorsque le harcèlement est le fait de son supérieur hiérarchique. Il arrive également que le salarié dénonce par écrit de tels agissements auprès de représentants du personnel, de délégués syndicaux, du médecin du travail, voire même auprès de l’inspecteur du travail en lui demandant d’intervenir.

Sachant qu’il est quasiment impossible d’obtenir des attestations écrites de collègues de travail en poste, qui souvent, malgré la protection conférée par l’article 1152-2 du code du travail à raison de leur qualité de témoin, craignent des représailles de l’employeur, le salarié victime subirait en quelque sorte « une double peine » si, en plus de la violence morale dont il a été victime, les pièces qu’il a établies unilatéralement se trouvent être écartées d’emblée des débats par les juges sans aucun examen de leur contenu, ceci souvent à la demande de l’employeur.

d. Conclusion

Il est important pour les victimes de harcèlement de réagir, sans tarder, aux évènements qu’elle subisse sur leur lieu de travail et pour se faire, de se faire conseiller et assister notamment lorsqu’il s’agit de relater et dénoncer ce qu’elles subissent.

Susana Lopes Dos Santos

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